• Camille Lemonnier - Les deux consciences

    Il levait la main et, comme le jour où il était venu pour la première fois, il ajoutait :
     – Je monterai au Beffroi, j’irai à la tour m’emplir le cœur de vérité et d’espace. Je veux tenir cette ville de Portmonde sous mes pieds.

    [...]

    Ce jour-là, Wildman tout à coup se décidait à monter à la tour du Beffroi. Le nord sec et venteux avait étanché la pluie. De brusques rafales s’engouffraient, tournoyaient dans la spirale énorme. Il goûta une ivresse de force et de lutte. Bientôt il domina la ville, les toits s’enfoncèrent, le palais de justice ne fut plus, dans la profondeur, qu’un cube lourd d’où dardait l’effilement d’une ancienne tourelle près de l’eau.

     Ce fut en lui-même comme la sensation d’une délivrance. À chaque marche, il grandissait, échappait aux ombres, entrait un peu plus dans la lumière. Elle arrivait de là-haut avec un bruit d’ouragan. Quelquefois le carillon sonnant les quarts semblait de tous ses marteaux la reforger aux enclumes du ciel.

     Wildman vécut là une assomption d’humanité. La tour comme un cœur battait, et il ne cessait pas de monter. Il dépassa la logette des veilleurs par delà les quatre cadrans d’or, déboucha sur un palier. Il crut qu’une porte, en s’ouvrant, avait troué l’éternité. Il s’accrocha des mains, dans un vertige délicieux ; sa poitrine se gonflait d’espace, de vent et de clarté. Il eut devant lui toute la terre, jusqu’à la ligne grise de la mer, à l’horizon. Il fut dans la tourmente immense du jour ; les nuées comme des voiles claquaient à ses épaules. Portmonde maintenant, du fond de la cuve, n’était plus qu’un paysage brouillé parmi une symétrie d’eaux, de toits et de feuillages. Il plongea par-dessus le vide, aperçut la pointe des clochers comme arrêtés à mi-hauteur dans leur élan vers le ciel libre. La tour laïque, le donjon des hommes de Flandre commanda à l’étendue plus haut que les cathédrales. En tous sens, comme les rayons de la rose des vents, couraient les fleuves et les routes. Des arènes, des bassins, des darses creusaient les limons blonds. Par là allaient revenir la mer et le vent, roulant les flottes innombrables ; là un monde se lèverait, refoulant les ombres. La mort encore une fois était vaincue. Des forces jeunes, ardentes, l’héroïsme des hommes nouveaux avaient eu raison de la vieille société. Ceux-là aussi, l’Idée les poussait, le souffle immense des temps qui allaient tout réaliser.

     Wildman eut une minute d’orgueil infini, comme si à présent, avec la terre et tout le passé sous ses pieds, il avait vraiment le droit de dire :
     – Moi, Wildman…

    source : beltext


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :